S'il est une notion centrale au cours de l'histoire chinoise, fondamentale pour en saisir la pensée politique, c'est sans doute celle de l'harmonie, que je vous propose de découvrir dans cet article.
和
he2 / huo2 / he4
Sens
L'harmonie
Prononcé he2, ce caractère a pour signification "harmonie", "paix" ou encore "gentillesse". Cette notion revêt un caractère fondamental pour comprendre la pensée politique chinoise au cours de la longue histoire de l'Empire du Milieu : les dirigeants de ce pays, de tous temps le plus peuplé de la planète, ont invariablement cherché à éviter le chaos, synonyme de famines, de conflits et de morcellement, désastres coïncidant bien souvent avec la fin de leur pouvoir.
Le Temple du Ciel, à Pékin, est l'un des symboles du Mandat Céleste
Le Mandat Céleste (天命 Tian1ming4), notion introduite sous la dynastie 周 Zhou1 (1046 à 256 av. J.C.), vraisemblablement afin de justifier sa prise de pouvoir sur la dynastie précédente, a établi la responsabilité du pouvoir en place vis-à-vis de cette harmonie que le peuple est en droit d'attendre. Confié par le Ciel à un empereur, ce mandat peut à tout moment lui être retiré s'il ne s'en montre pas digne, ce qui peut dès lors justifier son renversement. Inondations, tremblement de terre, corruption généralisée, invasions, défaites militaires d'envergure, sont autant de signes pouvant amener le peuple à considérer que son souverain n'est plus digne d'exercer le pouvoir suprême.
Cette notion est centrale dans la pensée de Confucius (551 à 479 av. J.C.), largement reprise, amplifiée voire adaptée par les dynasties ultérieures : la période des Printemps et Automne au cours de laquelle celui-ci a vécu voit en effet la lente agonie du pouvoir des rois Zhou, plus nominal qu'autre chose, les grandes principautés détenant le pouvoir effectif même si leurs dirigeants n'osent encore se parer du titre royal (un pas qui sera franchi au cours de la période suivante, dite des Royaumes Combattants). Confucius se demande dès lors – avec prémonition – si cette dynastie au règle déjà long de plus de cinq siècles ne doit pas envisager de laisser la place si elle n'est pas apte à défendre cette harmonie nécessaire.
Quelle que soit l'époque et le régime politique, l'histoire chinoise peut schématiquement se concevoir comme une succession de cycles alternant stabilité et désordre, harmonie et chaos. La plupart des grandes dynasties sont nées du chaos, soit portées au pouvoir par des révoltes paysannes, soit lors d'invasions de peuples "extérieurs" (notamment les Mongols pour la dynastie 元 Yuan2, de 1279 à 1368, et les Mandchous pour celle des 清 Qing2 de 1644 à 1911). S'en est généralement suivie une période de relative stabilité, voire de prospérité, bien souvent considérée comme un petit ou un grand âge d'or, avant que la dynastie ne périclite, minée par les querelles de successions, les crises économiques, les défaites militaires et bien souvent la corruption généralisée. La gabegie venant de pair avec un effondrement des investissements publics dans les infrastructures protectrices (digues) ou productives (les paysans faisant l'objet de taxations abusives) se conjuguant souvent avec des catastrophes naturelles ou des famines dévastatrices, la dynastie moribonde, considérée comme ayant perdue le Mandat Céleste, s'effondre pour laisser la place à une autre.
Si cette notion d'harmonie est ainsi omniprésente au cours de l'histoire de Chine, les moyens envisagés pour se l'assurer ont varié selon les époques et les courants de pensée. Si Confucius croyait en l'homme, et en un souverain quelque peu "éclairé", capable de respecter son peuple pour que celui-ci en retour lui obéisse sans que cela ne nécessite le recours à des moyens coercitifs, le courant légiste, lui, prônait l'efficacité et la toute puissance de la loi, à laquelle tout le monde doit se soumettre, sauf peut-être l'Empereur, uniquement responsable devant le Ciel. En pratique, les solutions politiques ont bien souvent abouti à des régimes que l'on peut qualifier de répressifs ou même de totalitaires (au sens moderne du terme), l'approche envisagée nécessitant bien souvent l'effacement de toute individualité devant les règles de la communauté.
Dans la droite ligne de cette histoire multimillénaire, le focus sur l'harmonie a été largement au centre de la vision politique du Parti Communiste au cours des années 2000, notamment avec la mise en avant par Hu Jintao (président de 2003 à 2013) du mot d'ordre de "société harmonieuse" (和谐社会 he2xie2 she4hui4). Comme ce fut le cas au cours de l'histoire impériale, cette vision reposait sur le constat que la survie du Parti ne se trouvait garantie qu'en s'assurant d'une certaine harmonie sociale. On voit que cette notion ne date pas d'hier.
和 he4 ("harmoniser") est ainsi passé dans le langage Internet pour décrire l'action des modérateurs qui suppriment telle ou telle nouvelle ou fil de discussion qui sort, réellement ou de manière supposée, du cadre d'expression autorisé en Chine. Ces modérateurs, dont certains sont au service de l’État, mais la plupart simplement des employés dont les entreprises se veulent irréprochables vis-à-vis des autorités, voire de particuliers un peu zélés, sont parfois surnommés les "crabes de rivière" 河蟹 he2xie4, en raison de la prononciation très proche de ce terme avec l'harmonie 和谐 he2xie2 tant recherchée par les communistes au pouvoir.
On retrouve également une notion d'harmonie dans le taoïsme, selon lequel l'homme doit vivre "avec" et non "contre" le monde qui l'entoure. Pour cela, il est invité à suivre le 道 dao4 (la Voie), c'est à dire à s'inscrire dans le sens de la marche du monde, via l'adoption d'une attitude de 无为 wu2wei2, concept souvent rendu en français comme le "non-agir". Contrairement à ce que l'on pourrait imaginer, il ne s'agit pas là véritablement d'inaction, mais plutôt de l'absence de toute action qui irait à contre-courant des évolutions d'une nature dans laquelle l'homme doit s'inscrire et non dominer (car pour le taoïsme, on ne saurait réellement dominer un ordre qui nous transcende). À ce titre, et dans un contexte moderne, on peut estimer que la destruction de notre environnement par la pollution et notre exploitation non-soutenable des ressources naturelles de la planète constituent une action néfaste, dont nous ferions bien de nous abstenir, pour préserver une relation "harmonieuse" entre notre espèce et la planète qui nous accueille...
L'harmonie... à grande vitesse
Harmonie, le TGV chinois
和 he2 se retrouve également dans le nom attribué au TGV chinois opéré par la CRH (China Railway High-speed) : 和谐号 he2xie4hao4 "harmonie" désigne en effet le matériel roulant (号 est ici un suffixe couramment ajouté aux noms de bateaux, de trains ou de vaisseaux spatiaux). Réalisation phare du mandat de Hu Jintao, le réseau à grande vitesse ne doit sans doute pas son nom au hasard...
Le chaud
和 se prononce également huo2 et désigne alors la chaleur, la douceur, comme dans le mot 暖和 nuan3huo (doux et chaud).
Utilisation comme conjonction de coordination
和 he2 peut également être utilisé comme conjonction de coordination. Généralement traduit par "et" en français, il est toutefois d'un emploi plus restreint : il ne peut coordonner de propositions, et se limite à des mots ou à des groupes de mots de même nature.
Exemples :
你和我 ni3 he2 wo3 Toi et moi
纸和笔 zhi3 he2 bi3 Papier et crayon
Composition et étymologie
L'harmonie, c'est avant tout quand le peuple mange à sa faim
Ce caractère est composé de deux parties : 禾 he2, un pictogramme représentant une céréale, et 口 kou3, un pictogramme représentant la bouche. 禾 est ici à valeur phonétique, et donne sa prononciation à 和. 口, à valeur sémantique donne une des clés pour comprendre cette notion d'harmonie : celle-ci ne peut avoir lieu que si le peuple mange à sa faim ; autrement, il y a révolte.
Expressions et vocabulaire
Prononcé he2
和平2he2ping2 la paix
共和国6gong4he2guo2 une république
和气6he2qi4 gentil, aimable
和睦6he2mu4 en bon termes, en harmonie
和蔼6he2'ai3 gentil, aimable
和解6he2jie3 concilier
和谐6he2xie2 harmonie, harmonieux
总和6zong3he2 la somme totale
柔和6rou2he2 doux, tendre
温和6wen1he2 doux, modéré, aimable
缓和6huan3he2 atténuer, soulager
调和6tiao2he2 réconciliation, réconcilier
附和6fu4he4 suivre tel un mouton
饱和6bao3he2 saturé
Prononcé huo2
暖和4nuan3huo chaud, doux (climat)
Lorsqu'un chiffre est accolé à un mot de vocabulaire, il désigne le niveau HSK correspondant.
Crédits
Références
Character: 和, chineseetymology.com, consulté le 28/07/2015
Le chinois pour tous, Joël Bellassen et Arnaud Arslangul, Collection Bescherelle, Hatier
La série "La Chine en signes" vise à introduire la civilisation et la pensée chinoises sous un angle original, en tirant profit de la nature fondamentalement écrite de la langue chinoise. À partir d'un caractère donné, le lecteur est peu à peu amené à découvrir de nouvelles notions grâce aux perspectives qu'apportent le sens, l'étymologie, le vocabulaire associé et les aspects historiques et philosophiques s'y rattachant.
Un peu plus de grain (禾) à moudre : une forme archaïque de 和 utilisée pendant les Qin et Han est 龢, c'est a dire 龠+禾 avec 龠 yue4 un type de flute ancienne (harmonie musicale ?). Cette flute utilise le composant 亼 ji2, variante de 集 ayant l’idée de collection, également présent dans 合 qui a aussi l’idée de collection et conjonction, en plus d’être homonyme de 和 ! Sans compter que 龠 est aussi une unité de volume 50ml, valant la moitie de 合 ge3 100ml !
亼 est aussi présent dans 令 ling4 l'ordre commandé, et sa variante 命 ming4 qui a presque même sens. L’idée de collection de 亼 se déclinerait ici en agencement commandé (double sens de "ordre") comme un metteur en scène compose un casting et assigne les rôles.
龠 sert aussi a former 龤 xie2, homonyme et presque synonyme de 谐 et 协, harmonie et accord.
Enfin 龠 sert de clef sémantique avec l’idée de souffle (la flute !) pour 龡 chui4, la forme archaïque de 吹. Ici aussi 龠 se simplifie en 口.
Merci Matthieu ! Je vois que même si c'est assez "complet", tu trouves quantité de choses passionnantes à ajouter en complément ;) !
Matthieu
21 décembre 2015 à 18:30
Plus loin sur la piste de 亼 avec l'homonyme et quasi synonyme de 和 : 合, on trouve les caractères 答 恰 洽拾拿 (type 会意字, idéogrammes combinés, dans lequel 合 a valeur sémantique, puisque visiblement pas phonétique). Ces caractères nous donnent des facettes de 合 :
答 da2 : répondre, là où 合 peut signifier correspondre. Et aussi 答 da1 : être d'accord.
恰 qia4 : juste, exact, approprié
洽 qia4 : être en harmonie, se mélanger (clef de l'eau)
拾 shi2 : saisir, assembler, arranger
拿 na2 : saisir, "fermer la main sur quelque chose"? 合 ayant sens de fermer en rabattant 2 parties mutuellement correspondantes.
亼 donne aussi 會 hui4, traditionnel de 会. Il se compose de 亼, 曰 (yue1 : parler), 丷, et 日. En suivant ces composants on peut retrouver les différents sens du caractère deviner une suite logique : se rassembler 聚会, se parler 会议, comprendre 理会, savoir et pouvoir 会, certitude future.
Matthieu
21 décembre 2015 à 18:58
Petit détour insulaire, en notant que 和 est aussi utilisé par les japonais pour se designer eux même. Il sert notamment à transcrire le terme Yamato : 大和, une construction Jukujikun (熟字訓) qui échappe à tout découpage (il n'implique pas que 和 se lise "mato" ou "to"). Enfin ce caractère a donné naissance à la syllabe Hiragana わ, wa.
En Vietnamien 和 se lit Hòa.
En parlant de Vietnamien, il nous indique que les prononciations Chinoises médiévales de 协 et 合 étaient sans doute bien moins différentes qu'aujourd'hui : 合 hợp ou hiệp, et 协 hiệp.
Peut être qu'a une époque reculée, un mot archaïque proche de "hiệp" s'est ensuite scindé en He2 et Xie2, et les graphies ont distingué des variantes de sens pour nous donner toute la kyrielle : 和龢合协谐龤 etc... en utilisant souvent le composant 亼.
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