Cet article fait partie de ma mini-série consacrée aux dictionnaires chinois.

Place de l'écriture dans la civilisation chinoise

L'écriture est indissociable de la civilisation chinoise. Si des hommes sont présents depuis fort longtemps dans la vallée de la Wei, affluent du célèbre fleuve Jaune qui constitue probablement le bassin d'origine de l'ethnie Han (aujourd'hui majoritaire en Chine à auteur de 92 %), la connaissance de leurs agissements, de leur rites et de leurs croyances provient principalement grâce à leur instauration d'un système d'écriture fort évolué, qui perdure encore de nos jours sous l'aspect de sinogrammes.

Maîtriser l'écriture s'est très tôt imposé comme un enjeu de pouvoir, car seul celui qui sait l'employer peut commander à une administration gérant un empire de plus en plus vaste à la population de plus en plus nombreuse. Au départ souvent l'apanage des devins gravitant autour du monarque, l'écriture consiste alors en un certain nombre d'idéogrammes permettant d'annoter les présages lus dans les craquelures des carapaces de tortues exposées au feu, mais elle permet aussi d'enregistrer les naissances, décès, ou tributs liés de près à la charge du monarque. Très tôt roi et empereurs se sont entourés d'historiens officiels retranscrivant leurs moindre faits et gestes, dans un souci constant d'écrire l'histoire.

秦始皇 Qin2 Shi3huang2 (qui régna sur la Chine de 221 à 210 avant J.C.) est le premier à imposer une standardisation de l'écriture à tout le territoire de l'empire, entreprise aussi brutale qu'ambitieuse, qui ne sera jamais remise en cause avant la simplification des caractères chinois dans les années 1950 qui les verra diverger de ceux encore employés à Taiwan ou à Hong-Kong. Il s'agit pour celui qui est considéré comme le premier véritable empereur d'une Chine unifiée d'asseoir son pouvoir et d'affirmer la primauté de sa loi par le biais d'une administration rendue alors plus efficace.

Au cours des dynasties qui suivirent, telles les très mandarinales 宋 Song4 (960-1279) et 明 Ming2 (1368-1644), le statut roi de l'écriture n'a jamais été remis en cause. Pour un Chinois de l'époque, il n'y avait pas carrière plus prestigieuse que de gravir les différents échelons de l'administration, par le biais de concours extrêmement difficiles où la connaissance des sinogrammes le disputait aux capacités de composition ou de calligraphie.

Même le régime communiste, officiellement au pouvoir en 1949, a mis en avant l'écriture comme la clé de l'éducation des masses, via une ambitieuse politique linguistique aboutissant à la simplification de milliers de caractères, à l'établissement de nouveaux dictionnaires, à l'adoption d'une romanisation officielle (le Hanyu Pinyin) et à l'établissement de seuils minimum de connaissances (1000 caractères pour un paysan, 1500 pour un ouvrier, etc.).

Cette proximité de l'écriture avec le pouvoir ne doit pour autant pas faire oublier son caractère magique, qui a su traverser les millénaires. De nous jours, certains caractères sont toujours parés par les Chinois de vertus protectrices ou porte-bonheur. C'est le cas par exemple du 福 fu2 (bonheur) renversé qui orne les portes lors de la fête du printemps, mais aussi de formules destinées à apaiser monstres et démons afin qu'ils ne viennent troubler la vie des vivants.

Enfin, le dernier aspect primordial de l'écriture chinoise est celui lié à l'art, via des calligraphies impressionnantes ou des poèmes aussi beaux à entendre et à analyser qu'ils ne sont agréables à regarder.

Spécificités de la langue

Pour les occidentaux, habitués des langues alphabétiques, le terme "dictionnaire" renvoit à la conception d'une liste de mots ordonnés selon les lettres qui les composent, dans un ordre conventionnel qui est celui de l'alphabet. En chinois, la situation est un peu différente, et cela pour plusieurs raisons.

En premier lieu, on peut citer le rôle central des caractères. Au contraire des lettres qui ne sont que des éléments de transcription de la parole, ceux-ci sont porteur de sens, et les mots dérivent de ce sens via différentes stratégies, telles l'association, l'opposition ou la répétition. Là où le français classera des mots, le chinois considérera avant tout des caractères, les mots passant au second plan. Le chinois classique avait d'ailleurs tendance à privilégier des mots mono-caractères. Un autre point important à noter est le lien relativement ténu entre l'écrit et l'oral : si certaines parties composant les caractères sont à connotation phonétiques, d'autres sont à valeur plutôt sémantiques ou même graphiques, et il n'est pas toujours évident, en voyant un caractère donné de deviner comment il se prononce. Finalement, si une prononciation officielle a été arrêtée par les autorités chinoises, cela ne s'est pas réellement fait avant l'introduction au 20ème siècle de la romanisation Hanyu Pinyin, basée sur le dialecte mandarin de Pékin

Ces différences expliquent l'utilisation de métriques telles que le nombre de traits ou des considérations sémantiques (système de clés) dans l'élaboration des dictionnaires chinois et le classement de leurs entrées, ainsi que l'accent mis sur les caractères, avec bien souvent une relégation des mots au second plan.

La standardisation de la prononciation du Mandarin a plus récemment profité à l'élaboration de dictionnaires basés sur la prononciation des caractères, avec un classement alphabétique plus proche de ce que nous connaissons en France.

Quelques dictionnaires célèbres

Le 说文解字 Shuo1wen2 Jie3zi4, publié en 121 sous la dynastie 汉 Han4, est sans doute le tout premier dictionnaire a avoir mis en place un système de classification des caractères par clés (au nombre de 540), suivant en cela l'idéal confucéen d'ordre qui doit régir jusqu'à la langue écrite. Si seuls des fragments de cet ouvrage nous sont parvenus, celui-ci a posé les bases d'un système durable de classement des caractères qui perdure encore de nos jours.

Les clés (ou radicaux) sont des ensembles de traits (généralement des parties) utilisées pour le classement des caractères, notamment dans un dictionnaire. Toutes les parties ne sont en revanche pas des clés. La définition de ce qu'est une clé se base sur des considérations le plus souvent sémantiques, de sorte que les caractères partageant une clé appartiennent à des champs lexicaux voisins.

Si nombre de dictionnaires anciens ont été perdus, il en existe un certain nombres datant des dernières dynasties, dont le 字汇 Zi4hui4 "Collection de caractères" et le 正字通 Zheng1zi4 tong1 "La maîtrise correcte des caractères", publiés respectivement en 1615 et en 1627 sous la dynastie 明 Ming2.

Le dictionnaire le plus célèbre est cependant sans conteste le 康熙字典 Kang1xi1 zi4dian3 "Dictionnaire de Kangxi", publié en 1716 sous le règne de l'empereur du même nom (dynastie 清 Qing1). Une part non négligeable de sa popularité tient au perfectionnement qu'il a apporté au système de classement par clés, réduisant leur nombre à 214, une classification toujours en usage de nos jours dans la quasi-totalité des dictionnaires et implémentée dans le standard Unicode.

Bien plus récemment, plusieurs projets pharaoniques ont tenté de s'approcher de l'exhaustivité (fantasmée) des caractères existant et ayant existé au cours des siècles, tels le 中华字海 Zhong1hua4 Zi4hai3, publié en 1994, et qui recense 85 568 caractères ou encore le 异体字字典 Yi4ti3zi4 Zi4dian3, publié en 2004, et qui recense 106 230 caractères.

Ce n'est toutefois pas ce dernier type de dictionnaire qui intéresse en premier lieu l'apprenti-sinophone. Dans cet série d'articles, il sera question de dictionnaires récents, disponibles en librairie.

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