Introduction
En épousant Q, je savais que nos enfants à venir – si enfants nous avions – devaient se voir donner la possibilité d'être bilingues dans nos langues respectives, et j'étais déterminé à faire ce qu'il fallait pour que cela se réalise. Cette volonté se trouvait nourrie par le constat que parmi les nombreux couples franco-chinois que nous connaissions dans la région nantaise et au-delà, bien peu parvenaient à élever des enfants parfaitement bilingues sans le concours actif de l'un ou l'autre des parents, un investissement familial certain et une constance sur la durée.
Contrairement aux idées reçues, amener un enfant à vivre et à être acteur de son bilinguisme n'est pas évident. En dépit des bonnes intentions, il n'est pas rare de voir l'une des langues peu à peu délaissée au profit exclusif d'une langue principale. Cette quête linguistique est un voyage à plusieurs, dans lequel l'enfant et ses parents ont un rôle à jouer, avec ses joies et ses difficultés, un voyage que l'on peut somme toute qualifier d'initiatique.
Dans cet article, je vais témoigner de notre expérience avec L, notre aîné, qui est aujourd'hui presque parfaitement bilingue français-chinois. Je reviendrai sur nos motivations, nos doutes et difficultés, ainsi que sur l'organisation familiale que nous avons mise en place. Si je parle d'épisode 1, c'est qu'aucun résultat en la matière n'est jamais acquis, que le futur peut réserver bien des enseignements, et que chaque enfant étant différent, nos conclusions partielles peuvent évoluer avec notre cadette ou la transposition dans une autre famille.
Vous êtes prêts ? 准备好了吗?
C'est parti ! 开始了!
Motivation
La première question à se poser, c'est en quoi le bilinguisme de nos enfants est important à nos yeux. De là découlera la garantie de l'investissement que l'on est prêt à mettre dans cette aventure, car comme nombre de projets, comprendre ses motivations est important pour le mener à bien.
En ce qui me concerne, je considère nos langues respectives comme une part intégrante de l'identité de nos enfants. Nous formons une famille franco-chinoise, et je compte assumer cette double appartenance. Contrairement à ce que certains populistes veulent me faire croire, contrairement au nationalisme sous toutes ces formes, je nous considère comme citoyens du monde et non contraints à faire un trait sur une culture au profit de l'autre. Pour autant, "citoyen du monde" ne veut pas dire sans repères ni attaches, et les langues sont un bon moyen de se situer, dans un environnement en perpétuelle mutation.
Maîtriser à la fois le français et le chinois permet aussi aux enfants de communiquer avec les deux côtés de la famille, sans se sentir particulièrement différents ni même étrangers lors des retrouvailles. Même si ce n'était pas du tout un but, le fait d'habiter loin de chez mes parents (bien que la distance soit sans commune mesure avec celle qui nous sépare de la belle-famille) aide aussi à cet équilibre.
Q et moi caressons également toujours la perspective de retourner quelques temps en Asie, pour y vivre et y travailler. La maîtrise du chinois représente dès lors un atout pour l'intégration locale de nos chères têtes brunes, le français permettant de maintenir le lien avec la famille et le pays où ils sont nés.
Il y a bien sûr l'argument à la mode assurant que dans un monde où la Chine, de par son économie et sa démographie est amenée à jouer un rôle significatif, maîtriser le chinois sera nécessairement un atout. C'est peut-être vrai, mais bien d'autres langues valent ainsi la peine d'être maîtrisées, et il convient de regarder au-delà de l'effet de mode. Cet argument, s'il est recevable, n'est pas aussi important à mes yeux que ceux qui lui ont précédé.
D'une manière plus égoïste, cela me permet aussi une motivation supplémentaire dans l'étude du chinois. Si je considérerais comme une grande fierté de voir L dépasser mon niveau de chinois (cela signifiera que nous avons réussi), je n'entends pas non plus lui faciliter trop la tâche, et tirer parti de cette émulation pour m'améliorer également ;) .
Quelle stratégie générale adopter ?
Les jeunes enfants, plus encore que les adultes, sont avant tout pragmatiques : pourquoi s'embarrasser d'une langue supplémentaire lorsqu'une seule fait l'affaire ? Ne pouvant se projeter dans l'avenir, ils ne comprennent pas des arguments du genre "Ça t'aidera plus tard", ou bien "Tu m'en sera reconnaissant lorsque tu seras grand" ! L'essentiel pour eux est de faire passer leur message le plus efficacement possible, et cela implique de privilégier les phrases et les tournures qu'ils maîtrisent le mieux.
Une approche que nous avons suivi consiste à présenter l'utilisation des différentes langues comme un moyen de communiquer avec différentes personnes, de façon à ce que le vocabulaire revenant souvent avec celles-ci soit connu et bien maîtrisé, et que la force de l'habitude ("J'ai toujours parlé chinois avec celui-ci") aide à compenser le pragmatisme qui ne manquera de revenir au galop dès qu'il en aura l'occasion.
Pour avoir effectué quelques recherches sur le sujet, il existe existe au moins deux grandes façons de voir les choses : chaque parent parle sa langue, ou bien la langue minoritaire est parlée à la maison. C'est cette deuxième approche que nous avons choisie de notre côté. Le choix de l'une ou de l'autre dépend par exemple des niveaux de langues des parents. Pour moi, il s'agissait d'un défit. Le point le plus important est de créer un cadre, une ambiance, dans laquelle il paraît naturel à l'enfant d'employer telle ou telle langue.
Attention : il importe de s'assurer de l'existence de deux cadres linguistiques suffisants. Par exemple, un couple qui n'emploierait que le chinois à la maison et y garderait leur enfant en limitant les contacts extérieurs courrerait un risque en ce qui concerne le niveau de français de ce dernier, avec – dans certains cas – des difficultés potentielles en début de scolarisation.
Cela n'embrouille-t-il pas l'enfant de devoir ainsi s'adapter en permanence ? Il ne semblerait pas. L, par exemple, est capable de s'adapter en temps réel à son interlocuteur, comme commencer une phrase en français avec sa grand-mère puis se tourner vers nous et la finir en chinois. Quand à l'écoute, les deux langues sonnent de manière suffisamment différentes pour qu'il en identifie rapidement la mélodie. Je me souviens de l'inquiétude de ma mère au début de cette aventure. Et si le petit n'était pas capable de s'exprimer convenablement en français ? Il aura suffi de quelques jours passés à le garder pour la rassurer complètement.
Bien sûr, cela amène parfois de petits effets secondaires amusants : par exemple, interrogé quand à ma nationalité, L a longtemps répondu avec aplomb "中国人" ("Chinois") !
Pour autant, si les enfants ne réalisent pas nécessairement l'intérêt de maîtriser plusieurs langues, ils ont un avantage certain sur les adultes, qui peut compenser leur manque de perspective : ils osent se tromper. Après la découverte d'une nouvelle structure grammaticale ou d'une expression, L va l'employer à toutes les sauces, épiant nos réactions pour en déterminer, par l'expérience, le bon usage.
Différentes phases
Découverte
La phase de découverte et de rodage a concerné les premiers mois de vie de L. Il s'agissait ni plus ni moins que d'employer avec constance le chinois à la maison, et pour moi de me familiariser avec le vocabulaire de base qui me serait nécessaire par la suite (comment dit-on "changer une couche" :D ). Il s'agit également une phase d'ajustement, au cours de laquelle Q – qui jusqu'alors me parlait presque exclusivement en français – a dû s'habituer à employer le chinois, et – je suppose – à supporter mon accent et mes maladresses syntaxiques.
Imagiers
Tout à notre défiance envers les écrans, nous avons très tôt souhaité placer les livres au centre à la maison. Dans un premier temps, les imagiers en tout genre ont été notre principal support pédagogique. L a rapidement appris à montrer ce qu'il voulait nous voir nommer, puis s'est mis à répéter, a prononcé de lui-même suivant nos désignations, avant de devenir plus autonomes. Nous en avons profité pour construire de petites phrases liant les mots connus et les nouveaux, en construisant peu à peu un réseau de références dans lequel chaque mot venait trouver sa place.
La famille
Les grand-parents ont joué un rôle important, afin de montrer au petit bonhomme qu'il y avait d'autres personnes que papa et maman qui parlaient chinois (bon, ok, dans le monde il y en a vraiment beaucoup !), que ce soit lors de leur venue ou bien via un appel hebdomadaire par vidéo-conférence.
Les histoires
Nous avons rapidement pris conscience de la limitation du vocabulaire employé au quotidien. En effet, à la maison, on a tendance à toujours parler des mêmes choses, liées aux activités routinières, telles le repas, le lavage des dents ou le coucher. De ce fait, il y avait un risque d'atteindre un plafond, un set de vocabulaire au-delà duquel nous ne nous risquerions pas, faute d'en avoir le besoin.
Les histoires à la rescousse ! Nous disposons à présent d'une solide collection de livres pour enfant en chinois, soit ramenés de nos voyages, soit achetés pour nous par des amis qui nous les ont envoyés par la poste, soit encore prêtés par des amis chinois de France. Pour peu qu'elles couvrent des domaines assez variés, ces histoires offrent une source de contextes et de vocabulaire nouveau très importante.
L a ainsi la chance de n'avoir non pas une, mais trois histoires le soir : une en chinois, une en français et une... en anglais (pour faire bonne mesure, car je n'ai pas la prétention d'en faire un enfant trilingue, mais ça lui donne quelques bases). Dans certains cas, le petit bonhomme me fait même "lire" en chinois des histoires française, dans un processus de traduction simultané qui n'a rien d'évident !
Difficultés
Les limites du vocabulaire courant
Malgré l'apport des histoires, nous courrons toujours le risque que le vocabulaire utilisé à la maison ne se limite dans les faits à un ensemble de phrases revenant sans cesse. C'est là que le rôle du parent qui maîtrise le mieux la langue intervient, en jouant le professeur attentionné, mais aussi que paie la fermeté à "imposer" de temps à autre de nouvelles histoires (ceux qui ont des enfants savent que par phase, certains films ou histoires sont sans cesse redemandés !).
La tentation de la facilité
Comprenez par là le passage au français.
Ce problème est tout aussi pragmatique, et est lié à ce que John Pasden, un ancien de ChinesePod, appelle les luttes de pouvoir linguistiques. Et l'ennemi n'est pas toujours où on le pense. Si j'ai une responsabilité certaine, notamment lorsque je suis fatigué, manque de vocabulaire, ou que je trouve mon niveau de chinois trop mauvais pour oser m'exprimer (un problème d'adulte, comme nous l'avons dit), c'est parfois aussi du fait de Q, qui peine à endosser son rôle de dictionnaire ambulant. Pour autant, en tant que référence du chinois à la maison, elle a la responsabilité de nous faire tous progresser.
Le recours à la facilité est également vrai pour les histoires. Lorsque je suis très fatigué le soir, il n'est pas toujours facile de me plonger dans la lecture d'histoires nouvelles ou compliquées, pour lesquelles je ne maîtrise pas l'intégralité du vocabulaire. En forme, je suis capable de paraphraser, de restituer l'essence de ce qui est écrit, sans me risquer à prononcer des mots erronés. Fatigué, c'est parfois plus difficile. Cela présuppose aussi un travail en amont de recherche et de mémorisation de vocabulaire, travail qui prend du temps, et que je renâcle parfois à effectuer...
Aborder l'écrit
Parler une langue est une chose, savoir la lire et l'écrire en est une autre, et lorsqu'il s'agit du chinois, l'enjeu est d'importance, tant écrit et oral sont différents. Bien sûr, à trois ans et demi, il n'est pas encore temps de trop insister sur cet aspect, et de donner du temps au temps. Toutefois, vu sous l'angle du jeu, et sans imposer de contraintes, il est déjà possible d'obtenir des résultats intéressants. Avec le petit bonhomme, nous jouons avec des cartes correspondants aux caractères les plus fréquents, pour voir ceux qu'il peut retenir. Résultat des courses, à l'heure actuelle, il est déjà capable de reconnaître une trentaine d'entre eux dans les histoires, et me les pointe souvent du doigt en avance de phase !
Bilan intermédiaire
Quel bilan tirer de cette première expérience ? Plutôt positive. L se débrouille sans trop d'effort dans les deux langues, et nous rappelle même parfois qu'à la maison on doit parler chinois ! Pour autant, rien n'est gagné, et le futur peut nous réserver bien des surprises. Avec le grand défi de l'écrit et la concurrence de l'école, le plus dur reste sans doute devant nous !
Il est également bon de rappeler que ce bilan ne concerne que notre aîné. Chaque enfant étant différent, il se peut que les choses se passent différemment avec notre cadette. Si certains principes sont sans doute généraux, il convient de se remettre régulièrement en question et de s'adapter en permanence à ses enfants.
La suite dans quelques années !
Et vous-même ? Avez-vous eu des expériences similaires ? Comment avez-vous géré cela ? N'hésitez pas à apporter votre témoignage dans les commentaires...
Commentaires