Réveil vers 6h30. L a bien dormi. Nous nous préparons et la journée s'organise.

Une cousine de Q est venue avec son mari de 无锡 Wu2xi1, une ville assez importante située à 1h30 de route de Danyang dans la direction de Shanghai. Comme leur fils a grandi ! Il avait un mois lorsque nous l'avions vu l'année dernière, et les photos ne suffisent pas toujours à se faire une idée bien précise ! Un oncle à Q qui avait prévu de nous inviter au restaurant le soir change du coup ses plans pour avoir tout le monde à midi, car c'est apparemment assez dur de voir ceux de Wuxi qui passent bien souvent en coup de vent entre deux séries d'heures supplémentaires (la cousine de Q estime gagner ce mois-ci plus en heures supplémentaires qu'en salaire) !

Nous retrouvons d'autres membres de la famille, dont le fils de l'oncle qui nous invite et sa femme. L'année dernière, nous avions visité avec ces derniers un temple à 镇江 Zhen4jiang1 en compagnie d'amis français. Depuis, ils se sont mariés et attendent un heureux évènement (avec les Chinois, on peut d'ailleurs sans trop de risque de se tromper prédire que leur enfant naîtra neuf mois après leur mariage, tant la pression familiale est forte en ce sens).

L et le cousin de Q
L, heureux comme un roi, dans les bras du cousin de Q !

Nous sommes invités à un banquet, avec toute une cohorte de plats servis autour d'une table circulaire dans un petit salon privé. Ce genre de repas est très fréquent en Chine dans le cadre professionnel ou bien lors d'évènements particuliers (telle notre venue conjuguée à celle des cousins de Wuxi), même si bien sûr la plupart des gens mange bien plus simplement dans la vie quotidienne. On y mange généralement beaucoup (trop). Et pour ceux qui comme moi ont tendance à se jeter sur le plus grand nombre de plats possible, il convient de se souvenir que pour les Chinois, il ne s'agit que de 菜 cai4, c'est à dire de plats "d'accompagnement", et il convient de leur adjoindre du riz ou des pâtes. C'est pourquoi à la fin du repas, alors que l'hôte occidental inconscient a atteint (ou a depuis longtemps dépassé) le point de satiété, ses hôtes chinois commanderont de grands bols ou même des saladiers entiers de riz, de pâtes, de porridge, etc.

Serres de poulet
Un plat dont les Chinois raffolent, mais que je ne trouve pas comestible. Ces serres de poulet ne contiennent que du cartilage !

Même si nous sommes en famille, le placement à table n'est pas anodin. Il faut dire que les banquets en Chine sont l'occasion de nouer ou renforcer des liens sociaux ou familiaux, et il n'est pas rare d'inviter des convives en échange ou en "remboursement" d'une faveur. La place d'honneur se trouve face à la porte, car c'est traditionnellement là que s'asseyait la personne la plus importante, qui était la première à pouvoir voir qui rentrait dans la pièce. C'est ainsi que les cousins de Wuxi s'y trouvent placés, tandis que la personne qui invite se place maintenant souvent près de la porte, ce qui est pratique pour parler avec les employés du restaurant s'il y a un besoin quelconque.

Qui dit banquets, en Chine, dit toasts... et cigarettes. Pour moi qui ne fume pas et ne bois pas une goutte d'alcool, c'est un combat de tout les jours que de réaffirmer ces principes. Je ne connais pas un homme chinois qui ne fume ni ne boive (au moins l'un ou l'autre dans des proportions souvent inquiétantes), tant la pression sociale pour s'y mettre est importante. Pour la cigarette, les hommes présents ont tout de même la délicatesse d'attendre que les enfants se soient éloignés pour fumer, mais bien que vaste, cela reste la même pièce. L'alcool, par contre, coule à flot. Il est de coutume pour chaque convive d'"inviter" (请 qing3) au moins une fois chaque personne ou couple, et pas inhabituel de vider d'un trait (干杯 gan1bei1 "cul sec") un verre d'alcool de riz à 50° pour prouver sa considération. Inutile de dire qu'après quelques toasts, les convives, bien que tenant remarquablement l'alcool du fait d'un entrainement sévère, ne sont plus très frais.

L dormira pendant les deux heures du repas, dans sa poussette, au milieu du brouhaha, et des autres enfants, déchainés, qui courent en tout sens. Les petits sont parfois étonnants ! Je mange bien plus que de raison. Q m'explique que dorénavant, beaucoup de gens commandent ces restaurants via des systèmes analogues à Groupon et bénéficient ainsi de ristournes, bien souvent au prix, il est vrai, d'une limitation du choix à la carte. Cette technique importée des USA fait fureur ! La mondialisation, c'est quelque-chose.

Q et moi décidons de partir à pied vers le centre ville, avec l'idée de digérer un peu, mais aussi parce que je refuse de remonter dans la voiture de son cousin après tout ce qu'il a bu. La maman de Q nous accompagne, et nous promenons L avec l'indispensable Yoyo.

Je cherche un pull car il fait plutôt froid et nous escomptions plus 25°C que 15°C pour cette période de l'année. On nous explique que le mercure est tombé subitement, et devrait remonter d'ici une semaine. L'inconvénient de cet épisode de "froid" imprévu, c'est que les magasins ont tous remisé leurs collections hiver, et nous avons quelques difficultés à trouver quelque-chose de convenable dans le peu de choix restant.

Dans les magasins, L est la coqueluche des vendeuses qui s'arrachent ses sourires. Si L est métisse, je ne trouve pas cela si visible que ça lorsque nous sommes en France. En Chine, où la population est presque exclusivement Han et donc très homogène, L ne passe pas inaperçu et tout le monde s'extasie devant lui ! Il faut dire également que le rêve de beaucoup de Chinoises, bercées d'illusions et d'histoires de princes charmants, reste d'épouser un étranger... Encore heureux que L ne comprenne pas encore trop d'où vient cet intérêt pour lui, je ne voudrais pas qu'il attrape la grosse tête !

Nous achetons des T-shirts couple/enfant. C'est à la mode en Asie, et particulièrement en Chine, de s'afficher avec des habits assortis, et certains magasins se sont spécialisés dans ce business, avec des créations plus ou moins affreuses. Comme Q trouve ça romantique, nous disposons de quelques panoplies du genre, et force est de constater que si nous choisissons bien les T-shirts, ça donne plutôt bien. L est encore trop petit pour mettre le sien (il doit tailler pour un enfant de 6 ans), mais ce n'est pas cher, et puis nous sommes en vacances et il faut bien s'amuser un peu.

En arrivant au centre, nous avons la surprise de constater que le KFC a laissé son rez-de-chaussée à... un Startbucks ! Un Starbucks à Danyang ! La mondialisation a des effets terribles ! Pour ceux qui me feraient remarquer que KFC est déjà une chaine internationale (d'origine américaine), je répondrais que pour moi c'est "chinois", vu que je ne connaissais pas avant de venir en Chine, et qu'il y en a dans les grandes villes comme Shanghai littéralement à tous les coins de rue ! Depuis, ils ont augmenté leur implémentation en France, et il y en a plusieurs à Nantes, mais à l'époque, seul Paris en avait un. Nous n'y allons pas très souvent, mais Q connaissait bien dans son enfance, vu qu'elle raffole de "wings" à grignoter. À côté se trouve une nouvelle enseigne de ce que les Chinois appellent une "boulangerie", qui propose surtout des brioches et du pain de mie hors de prix. Le "pain" chinois a une très forte proportion de lait et de sucre, ce qui lui donne un goût caractéristique qui m’écœure très facilement. Il n'y a qu'à Shanghai que j'ai pu à ce jour dénicher une "vraie" boulangerie, mais c'était par hasard dans un quartier où je n'ai mis qu'une fois les pieds, et je serais bien en peine de la retrouver.

Plus loin, un vaste terrain vague a été (temporairement ?) transformé en parking. Après avoir fouillé quelque-temps dans notre mémoire, nous nous souvenons : l'année dernière, il y avait là un cinéma, le plus vieux de Danyang. Nous y étions allés en 2011, durant la période du nouvel an, pour y voir un dessin animé pour les gamins sans grand intérêt (dérivé d'une série de dessins animés à succès appelée 喜羊羊). La vaste salle aux sièges en béton numérotés (la place est écrite sur le billet en Chine) était alors quasiment vide, non chauffée, et les toilettes n'étaient qu'une puanteur repoussante et n'avaient pas dû être lavées depuis des lustres. Il n'y avait pas de cabines individuelles dans ces toilettes, qui n'étaient qu'une vaste pièce dans laquelle courait (théoriquement) un filet d'eau le long des deux parois de plus grande longueur où l'on se soulageait à même le sol. Il y a deux ans, je me souviens avoir vu à l'affiche de ce cinéma "RTT", avec Kad Merad et Mélanie Doutey ! Si nul ne regrettera sans doute le confort spartiate de ce cinéma, sa disparition laisse littéralement un grand vide dans le paysage et marque aussi la fin d'une époque !

Mais le plus éprouvant reste à venir. Nous décidons de rentrer en coupant par les petites ruelles que Q et moi aimons tant, juxtaposition de modestes petites échoppes envahies par une foule toujours dense et affairée, si étroites qu'il faut se méfier des voitures qui manquent sans cesse de nous écraser... Mais de tout cela, il ne reste rien que des monceaux de gravas, que des chiffonniers fouillent fébrilement à la recherche d'objets que les habitants auraient laissé derrière eux lors de leur évacuation. Il ne reste que la chaussée, sans que les bâtiments de part et d'autre n'aient survécu. Q voit son lycée, véritablement "mis à nu", seul survivant de ce carnage perpétré par les pelleteuses qui ont rasé un quartier entier de plusieurs kilomètres carrés.

Démolition
Une toute petite portion du quartier démoli, qui s'étend sur des kilomètres...
Reste de la rue
La rue, autrefois enclavée, semble bien large à présent...
Bâtiments en sursit
Démolition programmée...

Le scénario est hélas classique en Chine, où les autorités locales sont inféodées aux barons de l'immobilier, pour lesquels elles rédigent des avis expulsant les populations de quartiers entiers en échange de pots de vin. Les compensations dérisoires qui sont allouées ne permettent bien souvent pas aux habitants de pouvoir se reloger dans les lotissements géants qui sortent de terre en parfois moins d'un an (sauf peut-être pour les paysans qui disposent de suffisamment de terres pour se retrouver parfois propriétaires de plusieurs appartements, qu'ils ne parviennent pas à louer tant l'offre en la matière est gonflée par la spéculation immobilière). Les tours de vingt ou trente étages qui remplacent les modestes habitations cassent les liens qui unissaient ceux qui peuvent rester. Le tissu social, l'économie et la solidarité d'un quartier sont à jamais perdus, même si officiellement, on a remédié là à l'insalubrité d'une vieille ruelle.

L'actuel maire de Danyang est surnommé 董拆拆 Dong3chai1chai1, c'est à dire "Dong le démolisseur", tant le nombre de bâtiments rasés sous son mandat est impressionnant. Autre exemple de son influence, les champs situés autour de chez les parents de Q qui subsistaient encore l'année dernière se couvrent d'immeubles. Une école primaire s'y retrouve même transférée, ce qui a permis à la mairie de revendre le terrain d'origine, plus près du centre et donc plus cher. Ce faisant, l'école se retrouve tout juste sur la ligne délimitant son secteur, et non plus au centre de cette zone !

Q est plutôt bouleversée de voir ainsi changer année après année tout ce qu'elle a connu, et ne reconnait littéralement plus sa ville. Pour ma part, même si ma connaissance de Danyang est plus récente, j'ai peu ou prou le même sentiment : lors de ma première visite en 2007, de vastes champs s'étendaient derrière chez les parents de Q. Aujourd'hui, tout est entièrement bâti.

Champs survivant
L'un des rares champs subsistant encore près de chez les parents de Q... Un peu plus loin, les chantiers dévorent des espaces encore vierges l'année précédente.

En tant qu'étrangers, L et moi devons passer au commissariat de police dans les 24 heures suivant notre arrivée pour nous y enregistrer. Comme nous sommes dimanche, le personnel administratif ne travaille pas. Ce sera donc pour demain. Pour ne pas avoir fait le chemin pour rien, nous achetons quelques galettes au prix unitaire de 1 yuan. C'est représentatif de cette nourriture omniprésente dans les rues chinoises, sucrée ou salée, que l'on peut acheter dans de petites boutiques ou à des marchands ambulants à toute heure du jour, et parfois de la nuit. On parle de 小吃 xiao3chi1 (littéralement "petit-manger"), et Q y fait souvent référence avec nostalgie lorsque nous nous retrouvons à Nantes un dimanche midi avec rien à bèqueter dans le frigo.

Nos galettes englouties, nous rentrons à la maison. La nuit est un peu agitée, car si L a semble-t-il récupéré du voyage, il ne s'est pas encore tout à fait habitué au décalage horaire...

Couple au milieu des décombres